Élections européennes : la petite vague brune

Lors de la soirée électorale organisée par le Parlement européen, chaque groupe politique disposait d’une salle pour suivre les résultats, rencontrer la presse (plus de 1000 journalistes étaient accrédités) et accueillir les visiteurs. La salle où l’ambiance était la plus joyeuse n’était pas celle du Parti populaire européen (PPE, conservateur), qui est sorti des élections avec une solide première place. Ce n’était pas non plus celle du groupe eurosceptique ECR (Conservateurs et réformistes européens), qui a également progressé. Paradoxalement, ce sont les Verts qui ont subi le pire revers au niveau européen.
Les Verts, ainsi que les libéraux, ont été les grands perdants des élections européennes des 6-9 juin (dont les résultats sont encore provisoires au moment de la publication). Les vainqueurs sont des partis allant de la droite à l’extrême droite.
Alors, y a-t-il eu une vague « brune » (ou « noire ») ? Celle que beaucoup craignaient ne semble avoir touché que la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche. Elle ne s’est pas manifestée en Europe centrale et orientale, où « les partis diffusant un discours pro-russe ont néanmoins remporté un nombre significatif de sièges », comme le souligne Visegrad Insight observe. Dans les pays nordiques, la vague populiste semble avoir atteint son apogée avant les élections et l’on a plutôt assisté à une modeste résurgence de la gauche.
Il convient de noter que les partis d’extrême droite victorieux d’Italie et de France (affiliés au Parlement européen à ECR et au groupe Identité et Démocratie, ID, respectivement) étaient déjà arrivés en tête en 2019. Quoi qu’il en soit, les partis de droite radicale remportent désormais environ 21 % des voix en Europe, et environ un quart des sièges au Parlement européen. Dans l’ensemble, ces partis ont amélioré leur score d’un peu moins de 2 points de pourcentage entre 2019 et 2024.
Ce chiffre n’inclut pas un certain nombre de députés européens indépendants. Sur la base des résultats des élections précédentes, l’extrême droite devrait obtenir deux tiers de leurs sièges, le reste allant à l’extrême gauche.
Tout ceci a incité l’économiste italien Alberto Alemanno à faire la remarque suivante sur X,
« Contrairement aux attentes, ces élections européennes n’ont PAS donné l’UE à l’extrême droite. […] Au contraire, la majorité pro-UE – qui a historiquement dirigé l’UE au cours des 50 dernières années – se maintient. »
Dans la même veine, la politologue italienne Nathalie Tocci a résumé la situation avec une phrase bien connue du livre de Tommasi di Lampedusa, « Il Gattopardo » :
« Les élections européennes ont confirmé & ; infirmé la poussée de la droite. Confirmée en France et en Allemagne, mais invalidée dans de nombreux autres États membres. Même en Italie, Fratelli d’Italia, [le parti du Premier ministre Giorgia Meloni] a obtenu de bons résultats, mais bien pires que la Lega [d’extrême droite] en 2019. Au niveau de l’UE, tout change pour que rien ne change, mais avec les énormes défis qui nous attendent, c’est déjà assez mauvais »
Dans de nombreux autres pays – Belgique, Tchécénie, Danemark, Finlande, Grèce, Hongrie, les Pays-Bas, Pologne, Roumanie et Suède – les partis d’extrême droite semblent avoir sous-performé. Comme le note le spécialiste néerlandais Cas Muddeon X, la poussée de la droite radicale était principalement due à ses performances en Allemagne, en France et en Italie, et « elle était sous-représentée au niveau de l’UE par rapport aux normes de 2024 ». Cela dit, ajoute-t-il, « l’extrême droite est bien plus importante qu’elle ne devrait l’être », tout en ayant « largement gagné la bataille politique sur l’immigration, [et] en poussant les débats sur le European Green Deal et le genre/la sexualité ».
Selon Cas Mudde, « [l]e battage médiatique autour de « Democracy Doom » est inexact et inutile ». Néanmoins :
« Les partis qui se réclament de la démocratie libérale détiennent tous les leviers du pouvoir. Nous ne devrions pas les laisser s’en tirer en disant que ‘les gens’ veulent des politiques d’extrême droite’ ou qu’ils ‘n’ont pas le choix’. [Faire pression sur les partis libéraux-démocrates pour qu’ils s’éloignent de l’extrême droite est possible grâce à des analyses et des reportages réalistes plutôt que sensationnalistes »
Dans ce contexte, tous les regards se tournent vers le PPE, cheville ouvrière du Parlement européen. Saura-t-il résister au chant des sirènes de la droite radicale ?
Dans sa contribution à un round-up d’analyses pour The Guardian, Mudde affirme que « le PPE a adopté les questions clés et les cadres de l’extrême droite dans sa campagne et gouvernera d’une manière plus à droite qu’auparavant – avec ou sans l’aide de l’extrême droite divisée ». Mais il souligne également que l’extrême droite « ne représente pas ‘le peuple’. En fait, elle ne représente qu’une minorité des peuples d’Europe. En outre, les Européens sont beaucoup plus nombreux à rejeter les partis et les politiques d’extrême droite ».
Dans une interview avec le quotidien flamand De Morgen, la politologue néerlandaise Léonie de Jonge observe que,
« Il peut sembler que nous assistions à un énorme glissement vers la droite, mais au cours des 30 dernières années, la montée et la normalisation de la pensée d’extrême droite se sont poursuivies dans tous les États membres de l’UE.
Mme De Jonge estime que le succès du Vlaams Belang en Flandre a joué un rôle majeur dans cette tendance. Elle note que le parti nationaliste flamand est « l’un des plus anciens partis de droite radicale en Europe, avec le FPÖ en Autriche et le Rassemblement national en France [et] a beaucoup travaillé sur son organisation interne ces dernières années ».
Outre la dérive droitière déjà en cours dans l’élaboration des politiques de l’UE, la défaite des Verts en particulier aura des conséquences importantes pour l’Europe, affirme Rosa Balfour, directrice du groupe de réflexion Carnegie Europe, dans The Guardian. La mise en œuvre du Green Deal européen sera ralentie, car les Verts « ne seront pas assez forts pour s’y opposer ». Les mesures relatives aux droits civiques seront revues à la baisse et la politique migratoire, « qui a déjà été façonnée par la droite radicale au cours de la dernière décennie », sera plus stricte.
Toujours dans The Guardian (qui offre une couverture exceptionnelle pour un journal d’un pays qui ne fait plus partie de l’UE), l’historien et journaliste britannique Timothy Garton Ash croit que,
« Il y a encore une grande majorité d’Européens qui ne veulent pas perdre la meilleure Europe que nous ayons jamais eue. Mais ils doivent être mobilisés, galvanisés, persuadés que l’Union est réellement confrontée à des menaces existentielles ».
Alors que les négociations sur les postes clés de l’UE sont en cours, il propose une voie à suivre pour l’Europe :
« Ce dont nous avons besoin, c’est d’une combinaison de gouvernements nationaux et d’institutions européennes qui, à eux deux, fournissent les logements que les jeunes ne peuvent actuellement pas s’offrir, les emplois, les opportunités de vie, la sécurité, la transition verte, le soutien à l’Ukraine. L’Europe se réveillera-t-elle avant qu’il ne soit trop tard ?
Quelques bonnes nouvelles pour conclure ce bilan :
Le tournement a été le plus élevé depuis 30 ans. Selon une estimation provisoire, il s’élève à 50,97 %, avec un maximum de 89,9 % en Belgique (où le vote est obligatoire) et un minimum d’un peu plus de 21 % en Croatie.
Ilaria Salis, militante et enseignante italienne d’extrême gauche, jugée à Budapest pour avoir agressé des militants néo-nazis et assignée à résidence après avoir passé un an en prison, a été élue sur les listes d’Alleanza Verdi et Sinistra, qui ont obtenu 6,8 % des voix en Italie. Son cas a suscité beaucoup de sympathie au sein de l’opinion publique italienne. Internazionale note qu’elle pourra demander l’immunité parlementaire dès que son élection sera déclarée officielle le 16 juillet.
Enfin, l’ingérence russe tant attendue ne semble pas avoir eu d’impact majeur sur l’élection. L’ingérence russe a surtout pris la forme de posts « Doppelgänger » (qui imitent ceux des médias officiels). La chaîne publique suédoise SVT fournit une explication sur la base d’une analyse réalisée (en France et en Allemagne notamment) par l’entreprise russe Bot Blocker.